Conclusions de l’avocat général dans les affaires jointes C-357/19 Ministerul Public – Parchetul de pe lângă Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie e.a./QN e.a. et C-547/19 CY e.a., dans l’affaire C-379/19 DNA- Serviciul Teritorial Oradea/IG e.a. et dans les affaires jointes C-811/19 et C-840/19 Ministerul Public – Parchetul de pe lângă Înalta Curte de Casaţie e.a./FQ e.a.

Selon l’avocat général Bobek, les décisions d’une Cour constitutionnelle constatant l’illégalité de la composition de formations d’une juridiction suprême en raison de la violation du droit à un tribunal indépendant et impartial et constatant l’inconstitutionnalité de mesures de surveillance technique exécutées par des services de renseignement nationaux dans une procédure pénale sont compatibles avec le droit de l’Union.
Toutefois, le droit de l’Union s’oppose à une décision constatant l’illégalité de la composition de formations d’une juridiction suprême en raison de l’absence de spécialisation de ces formations, si une telle constatation est susceptible de porter atteinte à la protection effective des intérêts financiers de l’Union.

Au cours de l’année 2019, plusieurs juridictions roumaines ont posé des questions préjudicielles à la Cour de justice en ce qui concerne l’indépendance des juges, l’État de droit et la lutte contre la corruption. Le premier groupe d’affaires portait sur plusieurs modifications des lois nationales relatives au pouvoir judiciaire, lesquelles avaient été effectuées principalement au moyen d’ordonnances d’urgence 1.
Les présentes affaires constituent un second groupe dont le thème principal est celui de savoir si des décisions de la Curtea Constituțională a României (Cour constitutionnelle, Roumanie) sont susceptibles de violer les principes d’indépendance des juges et de l’État de droit, de même que la protection des intérêts financiers de l’Union.
Premièrement, le 7 novembre 2018, la Cour constitutionnelle a rendu l’arrêt no 685/2018 déclarant, en substance, que certaines formations de la juridiction suprême nationale, l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie, ci-après la « HCCJ ») étaient composées irrégulièrement. Cet arrêt a permis à certaines des parties concernées d’introduire des recours extraordinaires qui ont, à leur tour, soulever des problèmes potentiels concernant non seulement la protection des intérêts financiers de l’Union au titre de l’article 325, paragraphe 1, TFUE, mais également l’interprétation de la notion de « tribunal […] établi préalablement par la loi » consacrée à l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
Deuxièmement, le 16 février 2016, la Cour constitutionnelle a prononcé l’arrêt no 51/2016 constatant que la participation des services de renseignement nationaux à l’exécution de mesures de surveillance technique aux fins d’actes d’enquête pénale était inconstitutionnelle, entraînant l’exclusion de ces preuves de la procédure pénale.
Troisièmement, le 3 juillet 2019, la Cour constitutionnelle a rendu l’arrêt no 417/2019 constatant que la HCCJ n’avait pas respecté son obligation légale d’instituer des formations spécialisées afin d’examiner en première instance des infractions de corruption, entraînant ainsi le réexamen d’affaires en matière de corruption liées à la gestion de fonds de l’Union qui ont déjà fait l’objet d’un jugement.
Par les différentes questions posées dans les présentes affaires, la HCCJ et le Tribunalul Bihor (tribunal de grande instance de Bihor, Roumanie) demandent à la Cour de déterminer si les arrêts no 685/2018, no 51/2016 et no 417/2019 de la Cour constitutionnelle sont compatibles avec certaines dispositions et principes du droit de l’Union 2.

Arrêt no 685/2018
Dans ses conclusions de ce jour, l’avocat général Michal Bobek propose, premièrement, à la Cour de juger que le droit de l’Union 3 ne s’oppose pas à une décision rendue par une Cour constitutionnelle nationale constatant l’illégalité de la composition de formations d’une juridiction suprême nationale en raison de la violation du droit à un tribunal indépendant et impartial, même si elle a pour effet d’autoriser des recours extraordinaires contre des jugements définitifs.
L’avocat général rappelle, en premier lieu, que les questions relatives à la composition des formations de jugement et aux voies de droit ouvertes en cas de violation des règles nationales ne sont pas régies par le droit de l’Union, de sorte que les États membres conservent leur marge d’appréciation. Par conséquent, le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que, dans une situation qui n’est pas entièrement déterminée par celui-ci, une Cour constitutionnelle nationale constate, en appliquant un standard sérieux et raisonnable de protection des droits constitutionnels, que des formations de jugement au sein de la juridiction suprême n’ont pas été établies conformément à la loi.
En ce qui concerne la protection des intérêts financiers de l’Union, l’avocat général rappelle que l’article 325, paragraphe 1, TFUE impose aux États membres de combattre les activités illégales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union par des mesures dissuasives et effectives.
À cet égard, le critère pertinent est celui de savoir si une règle, jurisprudence ou pratique nationale est susceptible de porter atteinte, d’un point de vue normatif, et indépendamment de ses conséquences réelles du point de vue du nombre de cas affectés, à la protection effective des intérêts financiers de l’Union. Les éléments de l’évaluation à effectuer sont les suivants : premièrement, l’évaluation normative et systématique du contenu de la réglementation en cause ; deuxièmement, sa finalité ainsi que le contexte national ; troisièmement, ses conséquences pratiques raisonnablement perceptibles ou attendues ; quatrièmement, les droits fondamentaux et le principe de la légalité qui font partie de la mise en balance interne effectuée dans le cadre de l’interprétation de l’article 325, paragraphe 1, TFUE lors de l’appréciation de la compatibilité de règles et de pratiques nationales avec cette disposition.
L’avocat général relève que, évalué à l’aune de ce critère, l’arrêt no 685/2018 ne semble pas susceptible de porter atteinte à la protection effective des intérêts financiers de l’Union. Premièrement, il ne crée pas de nouvelles voies de recours ni modifie le système des voies de recours préexistant. Deuxièmement, rien n’indique qu’il a pour objet de porter atteinte aux instruments juridiques permettant de combattre la corruption ou de porter atteinte à la protection des intérêts financiers de l’Union. Troisièmement, ses éventuels effets pratiques sont limités dans le temps et n’entraînent pas la clôture de la procédure pénale, mais seulement la réouverture d’une phase de la procédure. Quatrièmement, ses motifs se fondent sur le droit fondamental à un procès équitable.En ce qui concerne le principe d’indépendance des juges, l’avocat général relève qu’il n’apparaît pas que la méthode de nomination à la Cour constitutionnelle soit, en elle-même, problématique. Le fait que des institutions « politiques » participent à la désignation d’un organe tel que la Cour constitutionnelle ne la transforme pas nécessairement en un organe politique faisant partie du pouvoir exécutif ou qui lui est subordonné. En outre, aucun élément de nature à mettre en cause l’indépendance ou l’impartialité de la Cour constitutionnelle n’a été produit.

Arrêt no 51/2016
Deuxièmement, l’avocat général Michal Bobek propose à la Cour de juger que le droit de l’Union 4 ne s’oppose pas à une décision d’une Cour constitutionnelle nationale, telle que l’arrêt no 51/2016, constatant que l’exécution de mesures de surveillance technique dans le cadre d’une procédure pénale par des services de renseignement nationaux est inconstitutionnelle et imposant l’exclusion de la procédure pénale de tout élément de preuve ainsi obtenu.
L’avocat général estime que le droit de l’Union ne réglemente pas la manière dont sont exécutées des mesures de surveillance technique dans le cadre d’une procédure pénale ni le rôle ou les pouvoirs des services de renseignement nationaux. Dans ce cadre, une juridiction constitutionnelle nationale est naturellement en mesure d’exclure certains acteurs ou organismes de l’autorisation d’effectuer des mesures de surveillance technique. La circonstance qu’une telle décision constitutionnelle aura des répercussions au niveau procédural sur les procédures pénales en matière de corruption en cours et à venir en est la conséquence nécessaire et logique.
S’agissant des sanctions disciplinaires pour non-respect des décisions de la Cour constitutionnelle, l’avocat général considère que le droit de l’Union 5 s’oppose à l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre un juge simplement parce que celui-ci a saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle dans laquelle il remet en cause la jurisprudence de la Cour constitutionnelle nationale et envisage la possibilité de laisser inappliquée la jurisprudence de celle-ci.

Arrêt no 417/2019
Troisièmement, l’avocat général Bobek propose à la Cour de juger que l’article 325, paragraphe 1, TFUE s’oppose à une décision d’une Cour constitutionnelle nationale telle que l’arrêt no 417/2019 constatant l’illégalité de la composition des formations de la juridiction suprême statuant en première instance sur des infractions en matière de corruption, au motif que ces formations ne sont pas spécialisées en matière de corruption, alors même que les juges siégeant au sein de ces formations ont été reconnus comme ayant la spécialisation requise, lorsqu’une telle constatation est susceptible de donner lieu à un risque systémique d’impunité en ce qui concerne des infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union.
L’avocat général relève que la violation de la règle nationale régissant la composition d’une formation de jugement dans la présente affaire n’équivaut pas à une violation du point de vue de l’article 47 de la Charte. Premièrement, l’obligation de spécialisation semble présenter un caractère éminemment formel. Deuxièmement, cette règle apparaît comme une exception assez circonscrite appliquée seulement à des domaines juridiques spécifiques et au stade de la première instance. Troisièmement, d’autres éléments supplémentaires indiqueraient l’absence de caractère « flagrant » de l’infraction.
En ce qui concerne la protection des intérêts financiers de l’Union, l’avocat général considère que la décision en cause ne remplit pas les exigences susmentionnées de l’article 325, paragraphe 1, TFUE car des doutes sérieux pourraient être soulevés en ce qui concerne les conséquences pratiques généralement perceptibles ou attendues de la décision en cause.
L’arrêt no 417/2019 exige le réexamen en première instance de toutes les affaires dans lesquelles un appel est pendant et où le jugement en première instance a été rendu entre le 21 avril 2003 et le 22 janvier 2019. Compte tenu du niveau général de complexité des affaires en matière d’infractions de corruption commises par des personnes relevant de la compétence de la HCCJ, ainsi que de la probabilité qu’un appel soit interjeté, les effets raisonnablement attendus de cet arrêt sont très étendus.
En ce qui concerne le principe de primauté, l’avocat général considère que ce principe doit être interprété en ce sens qu’il permet à une juridiction nationale de laisser inappliquée une décision de la Cour constitutionnelle nationale, obligatoire en vertu du droit national, si la juridiction de renvoi l’estime nécessaire pour se conformer aux obligations découlant de dispositions du droit de l’Union qui ont un effet direct. 

1 Conclusions du 23 septembre 2020, Asociaţia « Forumul Judecătorilor Din România » e.a., C-83/19, C-127/19 et C-195/19, SO, C-291/19, Asociaţia « Forumul Judecătorilor Din România » e.a., C-355/19, et Statul Român – Ministerul Finanţelor Publice, C-397/19 (voir communiqué de presse n° 114/20).

2 L’article 325, paragraphe 1, TFUE, la convention PIF, l’article 47 de la Charte, les articles 2 et 19, paragraphe 1, TUE, de même que le principe de primauté ; Décision 2006/928/CE de la Commission, du 13 décembre 2006, établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption (JO 2006, L 354, p. 56).

3 Article 47, deuxième alinéa, de la Charte, article 325, paragraphe 1, TFUE, de même que l’article 1er, paragraphe 1, sous a) et b), et l’article 2, paragraphe 1, de la convention PIF, ainsi que le principe d’indépendance des juges propre à l’Union.

4 Le principe d’indépendance des juges propre à l’Union et la décision 2006/928.
5 Article 267 TFUE, de même que le principe d’indépendance des juges consacré à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 47 de la Charte.

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